Churchill, grand visionnaire, piètre stratège : sortir des simplifications intimidantes
Dans l’imaginaire collectif, Churchill constitue l’archétype du leader visionnaire qui aurait eu raison seul contre tous et en toutes circonstances, palliant à lui seul l’insuffisance ambiante.
Le portrait qu’en dresse le tonitruant Boris Johnson dans sa biographie alimente ce cliché (The Churchill factor. How one man made history, 2015). On y trouve ce raccourci : « Il avait naturellement l’intuition de ce qui est juste et pertinent ». Johnson dresse ainsi le portrait d’un Churchill constituant l’exemple par excellence de ces leaders géniaux, dotés d’un flair infaillible pour « sentir » à tout moment LA décision à prendre, LA direction à suivre, LE tournant à opérer.
Ce Churchill nimbé de légende n’existe pas. Malheureusement pour le mythe, mais heureusement pour ceux qui s’y comparent !
Pour découvrir le vrai à la copie, on préfèrera à la biographie de Boris Johnson le remarquable Winston Churchill. Le pouvoir de l’imagination de François Kersaudy. Quel Churchill y découvre-t-on ?
D’abord, et conformément à la légende, un homme d’exception, qui fut, dans ces années de désespoir et d’incendie, le dernier rempart face à l’Allemagne inarrêtable, au moment où les élites (notamment françaises) se révélaient d’un stupéfiante médiocrité. Un géant, envers qui la Grande-Bretagne et l’Europe ont une dette immense – et nous n’entendons pas diminuer le rôle joué par Churchill dans l’histoire.
Ensuite, et là encore en parfaite conformité avec la légende, un homme animée par une vision qui lui venait des tripes : seule la guerre, poursuivie envers et contre tout, sans jamais abandonner l’initiative à l’adversaire, sans jamais renoncer à porter l’offensive jusqu’au coeur même des lignes ennemies constituer la réponse adaptée face à la menace nazie. Cette vision, Churchill l’a transmise à temps et à contre-temps, dans une Angleterre qui ne voulait croire qu’au désarmement et au compromis, espérant par là sauver ce qui pouvait l’être. On la retrouve dans l’émouvant discours à la Chambre du 4 juin 1940 : « We shall fight in France, we shall fight on the seas and oceans, we shall fight with growing confidence and growing strength in the air, we shall defend our island, whatever the cost may be. We shall fight on the beaches, we shall fight on the landing grounds, we shall fight in the fields and in the streets, we shall fight in the hills; we shall never surrender ». Si les paroles de Churchill eurent l’impact que l’on sait, c’est qu’il incarnait physiquement le courage à l’état pur, le désir d’en découdre quoiqu’il en coûta. De multiples anecdotes témoignent d’ailleurs tout au long de sa vie de son ahurissante absence de peur face aux dangers, de sa propension à affronter personnellement la mort sans trembler une seule seconde.
Homme d’exception et visionnaire, Churchill l’était donc, et au sens plein du terme. Habité, d’une part, par une intuition de fond dont il ne dévia jamais. Incarnant, d’autre part, par tout ce qu’il était, cette vision qu’il communiquait si bien parce qu’il la vivait.
Mais ce visionnaire était aussi un piètre stratège. Comme l’explique Kersaudy dans une interview parue au moment de la sortie du film The Dark Hours (Le Figaro, 2 janvier 2018) : « Churchill était un grand chef de guerre… et un stratège inquiétant. Il était sorti de l’école militaire de Sandhurst près d’un demi-siècle plus tôt, et la stratégie ne faisait pas partie de la formation d’un sous-lieutenant de cavalerie. Dès lors, ses improvisations stratégiques étaient tantôt brillantes et tantôt catastrophiques »
Si Churchill put donc jouer le rôle qui fut le sien dans l’histoire, c’est tout autant en raison de son génie visionnaire qu’en raison de la capacité de son entourage à lui résister. Quitte à aller jusqu’à la désobéissance, avec les risques que cela comportait : « Si l’opération Dynamo (qui visait à évacuer les troupes britanniques massées à Dunkerque) a réussi, c’est parce que lord Gort, commandant du corps expéditionnaire britannique, a désobéi aux instructions de Churchill, qui lui ordonnait d’attaquer les masses de Panzer avec seulement huit divisions – un baroud d’honneur qui aurait abouti à un désastre total. Lord Gort, plus raisonnable, a entamé un mouvement de retraite vers Dunkerque ».
Sans la désobéissance courageuse d’un homme, Churchill serait donc resté dans l’histoire non pas comme celui qui eut l’idée lumineuse de mobiliser des milliers d’embarcations civiles pour rembarquer les troupes piégées sur les plages de Dunkerque, mais comme le responsable d’un désastre dont l’armée britannique ne se serait jamais relevée : « Si par la suite, Churchill est entré dans l’Histoire comme un grand maître de guerre, c’est parce que ce volcan d’idées et d’énergie était ainsi tempéré par des chefs d’état-major moins inspirés, mais plus pondérés – et surtout mieux formés… Ce qui a fait sa gloire, c’est qu’il a su les écouter et tenir compte de leur avis – à la différence d’un autre stratège amateur qui présidait aux destinées du Grand Reich millénaire ».
Ce cas n’est pas isolé. Dans son ouvrage, Kersaudy évoque ainsi le cas similaire du Général Brooke, qui agit de façon similaire quelques jours plus tard. Mi-juin 1940 en effet, Churchill « insiste pour que des renforts britanniques et canadiens continuent à débarquer en France, alors que les Allemands font leur entrée à Paris et que la bataille est pratiquement perdue. Les chefs d’état-major s’en inquiètent, et lui demandent : ‘Ne pourrait-on pas retarder discrètement leur départ ?’ – ‘Certainement pas, répond Churchill ; l’Histoire nous jugerait très sévèrement si nous devions faire une telle chose !’. Mais le général Alan Brooke, vétéran de Dunkerque et commandant des trois divisions britanniques et canadiennes qui combattent encore en France est nettement moins sensible au jugement de l’Histoire : résistant obstinément aux torrents d’éloquence de Churchill, il impose le rembarquement des troupes alliées par Cherbourg, Saint-Nazaire, Brest et Saint-Malo entre le 16 et le 18 juin – un second Dunkerque, en quelque sorte, qui permettra de sauver in extremis 197000 hommes et 300 canons » (Winston Churchill. Le pouvoir de l’imagination, p. 391).
Il est remarquable que Churchill – pourtant réputé détester la contradiction et tempêter violemment contre ceux qui lui résistent – choisira le même général Brooke comme chef d’état-major impérial en novembre 1941. « Churchill, conscient de sa propre impulsivité, a-t-il délibérément jeté son dévolu sur un homme capable de le contenir ? » (p. 459) : la réponse est sans doute contenue dans la question posée par Kersaudy… On sera gré – a posteriori – à ce grand officier d’avoir accepté ce poste qui lui coûta tant mais où il resta, persuadé d’être le seul « à pouvoir ‘contrôler’ les impulsions stratégiques du Premier Ministre » (482) : « ‘En vérité, l’énergie qu’il nous reste pour mener la guerre après l’avoir affronté est presque négligeable’ » (538).
Churchill ne fut donc pas un génie isolé au milieu d’un parterre de médiocres. Et heureusement : des intuitions géniales, il en eux beaucoup, mais noyées dans un flot d’intuitions plus folles les unes que les autres ! Chef de guerre, il multipliait les idées « aussi farfelues qu’inexécutables » (p. 425), incapable de « faire clairement la distinction entre le souhaitable et le possible » (p. 473). Comme le disait l’un de ses plus proches collaborateurs, le Général Ismay : « C’est le plus grand génie militaire de l’histoire : il peut utiliser une division sur trois fronts à la fois » (Cité p. 503). Ou pour le dire avec les mots de Roosevelt : «Churchill a 200 idées par jour, dont quatre seulement sont bonnes. Mais il ne sait jamais lesquelles ! »
Le mythe du génie universel, aux intuitions toujours sûres, ne tient donc pas. En tout cas pas dans le cas de Churchill, pourtant souvent cité en exemple.
La grandeur de l’homme ne s’en trouve en rien diminuée. Mais ce que montre l’épopée churchillienne, c’est 1. que les géants sont aussi fous que grands et 2. qu’un leader ne laisse un trace indélébile dans l’histoire que s’il a autour de lui des gens eux aussi au-dessus du lot. À lui l’inspiration. À eux la capacité à convertir ces inspirations en réalité, en la confrontant sans compromis au réel, qui se se laisse pas tordre si facilement. Le visionnaire seul n’existe donc pas…
Si notre dette est grande envers Churchill, elle l’est tout autant envers ces acteurs méconnus d’une histoire trop souvent simplifiée. Cette vérité rétablie pourrait inspirer les dirigeants sur la place à donner à leur équipe. Et simplifier la vie de ceux que le mythe Churchill intimide.
L’homme n’en est pas moins admirable. Lisez Kersaudy, vous serez conquis !
Cet article est la version abrégée d’un article écrit à l’occasion de la sortie de la 2ème édition du livre de Kersaudy en 2009 .